Le lait maternel contaminé par des ignifuges

«C’est dans nos maisons, c’est invisible, sans odeur, et finalement c’est une problématique qui est complètement ignorée»


Des substances qui les protègent du feu imprègnent la plupart des objets. Ordinateurs, meubles, matelas, vêtements, intérieur des voitures, téléphones cellulaires: omniprésents, ces ignifuges le sont aussi dans notre organisme, a découvert une équipe de chercheurs canadiens et chinois. Ils les ont décelés dans le lait maternel des Canadiennes, résultats publiés dans la plus récente édition de la revue scientifique Environment International.

Dans une autre étude inédite menée chez 400 femmes enceintes, l’équipe de l’épidémiologiste à l’Université de Sherbrooke Larissa Takser détermine également les perturbations hormonales que ces substances semblent provoquer chez les enfants, ce qui pourrait participer à des troubles multifactoriels comme l’obésité ou l’hyperactivité.

Le lait maternel de la quasi-totalité des 87 femmes de Sherbrooke et de Kingston recrutées pour cette étude contenait des PBDE, des ignifuges d’ancienne génération que l’industrie tend peu à peu à abandonner au profit de nouvelles substances comme le dechlorane plus (DP). Or, ce dernier se retrouve aussi dans le lait de presque toutes les femmes. Les concentrations de PBDE que Larissa Takser et ses collègues ont trouvé sont cinq à dix fois supérieures à celles observées en Europe, où une réglementation plus sévère est en place. Larissa Takser croit que le sang de la majorité des Canadiens contient ces substances.

«Ce nouveau contaminant, le DP, on ne sait rien sur lui, mais on en a tous dans notre corps», indique-t-elle. Bien qu’elle ne souhaite pas alarmer la population, elle estime qu’il est temps que la santé publique se penche sur la question, à l’instar de plusieurs pays européens.

«Les pesticides, ça préoccupe tout le monde, mais ils sont quand même dehors, alors que les ignifuges, c’est dans nos maisons, c’est invisible, sans odeur, et finalement c’est une problématique qui est complètement ignorée», dénonce-t-elle. Au fil du temps, les ignifuges se détachent de nos objets courants et se retrouvent dans l’air, la poussière ou nos aliments. Les jeunes enfants, qui portent des objets à leur bouche et rampent, s’exposent particulièrement. Les jouets en contiennent souvent.

Larissa Takser a constaté que sa propre concentration sanguine d’ignifuges est nettement au-dessus de la moyenne. «Je pense que ça vient de ma voiture, dit-elle. Le soleil chauffe l’intérieur toute la journée et ils sont libérés dans l’air.» Sans compter les longues heures passées devant un ordinateur qui en est enduit.

«L’individu ne peut rien faire», tranche-t-elle, critiquant au passage Santé Canada qui, sur son site Web, fait des recommandations pour limiter notre exposition. Un leurre, selon la chercheuse. «On donne une fausse impression qu’on peut contrôler notre exposition en respectant le Guide alimentaire canadien et en faisant le ménage plus souvent. Ça n’a rien à voir!» s’emporte-t-elle. Par exemple, Santé Canada recommande de s’informer auprès des fabricants, de limiter la consommation d’aliments gras où ces substances sont plus concentrées et de passer l’aspirateur afin d’éliminer les poussières où les ignifuges s’accumulent.

Loin de Mme Takser l’idée de décourager les mères d’allaiter. «C’est dans le sang, c’est partout, les bébés naissent avec. Le lait maternel ne va pas en ajouter plus, c’est une source parmi d’autres.» De toute façon, indique-t-elle, il est fort probable que les préparations commerciales soient également contaminées avec des perturbateurs endocriniens.

Effets à confirmer

PCB, bisphénol, pesticides… Les ignifuges sont les derniers en liste de différentes substances dont la toxicité a été découverte bien après leur déploiement massif dans l’environnement. Est-ce bien nécessaire d’ignifuger tous les produits d’utilisation courante? Les alarmes d’incendie et le déclin du tabagisme seraient peut-être de meilleures mesures pour se protéger des flammes, soulignait en mai dernier la revue scientifique Nature, citant Thomas Webster. Cet épidémiologiste de Boston a fait les manchettes au printemps en révélant qu’aux États-Unis, plus de 80 % des produits pour enfants, comme les sièges d’auto ou les tables à langer, contiennent des ignifuges.

Ces substances semblent perturber le système endocrinien. Chez des animaux exposés à de faibles doses, elles participeraient au développement de l’obésité. «Peut-être que les enfants ne deviennent pas obèses en regardant la télévision, mais aussi en la respirant», avance Larissa Takser. Ces substances imitent nos hormones thyroïdiennes. Cela aurait des effets sur le développement du cerveau des enfants. Les études pointent vers des implications dans des troubles multifactoriels comme l’hyperactivité, le déficit de l’attention ou l’autisme, bien qu’on en soit encore aux balbutiements de la recherche. L’étude GESTE, que Mme Takser a menée auprès de 400 femmes enceintes, confirme le lien entre une forte concentration de PBDE chez les femmes enceintes et une hypothyroïdie chez leurs bébés. Elle a présenté ces résultats dans une conférence scientifique l’été dernier, et ils seront publiés prochainement dans une revue scientifique.

Le chercheur Marc-André Verner, qui s’est penché sur l’exposition prénatale à ces polluants pendant son doctorat à l’UQAM, explique que même si les études chez les animaux et les humains pointent vers un effet sur les hormones thyroïdiennes, «c’est difficile d’arriver à un consensus. Peut-être dans deux ou trois ans. C’est tout nouveau que des études abondent sur le sujet», observe-t-il.

«Pour chaque substance, il nous faut 50 ans pour commencer à se poser des questions. Peut-être qu’il faudrait s’y prendre autrement», juge Mme Takser. En Europe, le programme REACH tente justement de travailler en amont plutôt qu’en réaction à la pollution environnementale. «REACH est censé gérer cette poubelle, je suis curieuse de voir si ça va marcher. Les belles paroles se transformeront-elles en actions?» se demande-t-elle.

Peu importe les lois qui en résulteront, selon Marc-André Verner, «nous serons encore exposés pour longtemps. On ne change pas de matelas aux deux ans. Les ignifuges sont là pour rester, car ils se dégradent très lentement.»

 

auteur : Amélie Daoust-Boisvert, Le Devoir

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